… ou un viol des vieilles règles facilité par l’acculturation…

10. UNE DANSE POUR TÉNÉBREUSE

de Vera Nazarian et Diana Perry

 

 

Une vague de chaleur s’était abattue sur les Heller. Lair brûlant déferlait sur les glaciers et détachait de grands pans de neiges éternelles tandis que des torrents dévalaient les pentes, ravageant tout sur leur passage, entraînant les pierres et déracinant les pins qui se dressaient au pied des montagnes, immuables depuis des siècles…

Dans le ciel d’un violet profond flottaient les trois gemmes des lunes, Kyrrdis, Idriel et Mormallor. Mais Liriel ? Où était la lune multicolore ?

Silence dans le velours pourpre du ciel, tandis que la chaleur continuait à marteler les glaciers en vagues impitoyables, la chaleur

Alessandra se réveilla en sursaut, un filet de sueur coulant dans son cou. D’après la température régnant dans la cabine, et le bourdonnement grave de la ventilation, elle avait dû, dans son sommeil, déplacer sur « chaud » le bouton de contrôle de la température, ce qui expliquait son cauchemar. Tout en le remettant sur « froid », son regard embrassa involontairement l’incroyable panorama visible par le hublot. Elle s’immobilisa, le cœur prêt à bondir hors de sa poitrine. D’anciens souvenirs et sensations lui revinrent, et elle éprouva une sorte de vertige émotionnel tel qu’elle n’en avait jamais éprouvé au cours de ses danses les plus acrobatiques en gravité zéro.

Au-dessous d’elle, occupant presque tout le hublot, elle voyait une planète violet foncé. Alors même que ses souvenirs se réveillaient, l’astronef tombait vers ce violet profond, et le noir de l’espace disparut bientôt du hublot, remplacé par la couleur de la planète.

Elle entendit l’intercomm diffuser des messages, mais ils lui parvinrent comme de très loin à travers l’espace et le temps.

Cottman IV. Amorçons orbite dans dix secondes. Cinq secondes. Actuellement en orbite autour de Cottman IV

Les mots « Cottman IV » ne signifiaient pas grand-chose pour elle. Elle connaissait un mot plus juste, un mot plus beau et expressif pour désigner cette planète violette et glacée aux montagnes rejoignant le ciel et au peuple d’une fierté farouche. Son peuple et sa patrie.

Ce mot, c’était Ténébreuse.

 

Sa tête brune à demi détournée, Ruyven Di Asturien regardait de loin l’atterrissage du grand astronef, son visage bronzé incroyablement inexpressif, ses yeux gris luisant, froids et durs comme l’acier. Dan Lawton se dit qu’il savait exactement ce qui se passait dans la tête du garde, que seul le loyalisme envers les Comyn et la courtoisie la plus élémentaire le retenaient là, commandant en second le détachement qui devait escorter l’héritière Aillard jusqu’au château Comyn.

Alessandra Kyrielle Aillard avait été convoquée à contrecœur par le Conseil Comyn pour assumer ses devoirs d’héritière présomptive du domaine Aillard. Alessandra était la troisième fille d’une lignée infortunée de femmes Aillard, toutes filles de feu Aliciane Aillard, dont l’aînée, Daniella, mariée et sans enfants, avait depuis longtemps renoncé à ses droits sur le domaine en faveur de sa sœur puînée, Briona. Mais Briona était morte. Et Alessandra sentait tomber sur ses épaules le poids de l’impensable, le poids mort d’une responsabilité et d’un devoir inattendus – devoir qu’elle avait dans le sang et qu’elle ne pouvait refuser.

Lawton la comprenait, contrairement à ce sévère Di Asturien, qui semblait plus vieux que ses vingt-huit ans, le visage transformé en masque, sa jeunesse enterrée sous des strates multiples de loyalisme et de tradition. Il aurait été beau s’il avait laissé ses traits se détendre, s’il n’avait pas tant pincé les lèvres.

Mais, pensa Dan Lawton, il n’approuverait jamais, exactement comme les autres Comyn ne pourraient jamais vraiment approuver, cette femme qui allait bientôt poser le pied sur sa planète natale, après une absence de sept ans. Cette femme qui était partie à l’âge de quinze ans, emmenée par un père « frivole » – était-il vraiment frivole, ou cherchait-il simplement à apprivoiser la mort prématurée de sa femme ? se demanda Lawton –, qui était partie encore enfant pour devenir femme, et, parmi les mondes exotiques et scintillants de l’Empire terrien, réussir une brillante carrière de danseuse de classe interplanétaire.

Et c’était la raison essentielle pour laquelle les Comyn ne pourraient jamais l’approuver. Alessandra Aillard était une célébrité intergalactique.

Aucune Comynara qui se respectait ne se serait ainsi produite en public, ni engagée dans une carrière si scandaleuse. Le côté ténébran de Lawton voyait bien qu’à leurs yeux elle profanait la tradition étemelle de la danse de Ténébreuse, « pervertissant » la fierté mâle des montagnards en en prenant des éléments pour les incorporer sans vergogne à ses danses modernes de femelle, déchaînées mais parfaitement contrôlées. Ça, c’était son côté ténébran.

Mais le côté terrien de Lawton l’admirait, admirait la brillante gymno-danseuse, acclamée par les critiques les plus écoutés des cercles galactiques des arts du spectacle, et membre reconnu de l’avant-garde de la Société de Danse impériale. Il avait vu des holo-vidéos de ses spectacles bien avant de savoir que Régis Hastur demanderait à cette femme exceptionnelle de revenir sur Ténébreuse. Il l’avait vue danser… Et, oui, en ce moment même, Dan Lawton sentait les tentacules de la politique s’étirer et se tendre vers elle pour l’envelopper de leurs griffes. Le Hastur était très subtil, et Lawton voyait dans ce rappel un effet du changement, lent mais sûr, pour lequel Régis Hastur éprouvait une prédilection instinctive.

Décision astucieuse que d’imposer aux Aillard une héritière pro-terrienne. Et pourtant – qui était-elle vraiment, cette Alessandra ? Dans quelle mesure avait-elle été façonnée par l’Empire, et que restait-il de ténébran en elle pour gouverner un domaine ? C’était une époque de changements, et seul l’avenir le dirait. En attendant, lui, Lawton, ne pouvait qu’observer.

Et observer, il ne s’en fit pas faute, tandis que la petite femme en uniforme terrien collant de couleur argent s’approchait d’eux, suivie d’un assistant. Ses cheveux dénoués lui tombaient jusqu’à la taille, d’un roux ardent comme la flamme, comme une torche au soleil. Avec son uniforme, ils brillaient jusqu’à l’incandescence, métal sur métal, et, un instant, Lawton dut se défendre d’une ancienne superstition – elle ressemblait à la déesse maléfique du peuple des Forges.

Près de lui, le jeune Di Asturien la fixait, fasciné malgré lui. Ses lèvres glacées se pincèrent encore plus fort.

Seulement… elle devait avoir lu dans leurs esprits. Elle se retourna, et, sortie de nulle part, on lui tendit une cape ténébrane décente, dont elle s’enveloppa vivement. Maintenant, seuls quelques éclairs argentés étaient visibles quand elle marchait.

Avant que les deux hommes aient pu ouvrir la bouche, elle s’arrêta à un pas d’eux, vive et élégante. Ses yeux verts les toisèrent, chaleureux et énergiques. Sa voix aussi fut celle d’une Comynara, habituée à commander, pensa Lawton. Et habituée à être obéie.

– Dan Lawton, sans doute ? dit-elle. Je suis Alessandra Aillard.

– Enchanté, Miss Aillard. Ou devrais-je dire damisela, Comynara ? dit Lawton avec un sourire diplomatique.

L’autre se contenta de hocher la tête, dissimulant à peine son hostilité.

– Ruyven Di Asturien, z’par servu. Nous sommes chargés de t’escorter au château Comyn, damisela.

– Pas de titres, je t’en prie. Alessandra suffit. Vraiment, j’ai oublié tout ça. Mais je suppose qu’il en va autrement ici. Maintenant que je suis revenue…

Sa voix mourut en prononçant ces mots, comme pour elle-même. Puis, les regardant dans les yeux, elle eut un sourire radieux et étrangement enfantin, ignorant le visage renfrogné du jeune homme.

– Oui, maintenant que je suis revenue… eh bien, conduisez-moi, Mr Lawton, et toi aussi Dom Ruyven ! Escortez-moi, par tous les dieux ! Peu m’importe, peu m’importe vraiment pourquoi je suis ici ; la seule chose qui compte, c’est que je suis là, ici, chez moi !

 

Plus tard dans la journée, Régis Hastur devait assister à une nouvelle austère session du Conseil, sauf que, cette fois, la monotonie en fut troublée. Ils ergotaient, les anciens, se raccrochant à cette dernière opportunité avant l’inévitable. Et l’inévitable, c’était l’ironie du sort qui leur envoyait une femme, terrienne à tous égards sauf par le sang, pour prêter le serment d’héritière présomptive du domaine Aillard.

La salle était agitée. Régis Hastur, avec ses beaux yeux tristes et ses cheveux blancs comme la neige, penchait la tête, l’air las. Il écoutait pour la centième fois un petit noble Comyn – vieux et pétri de tradition – exprimer son avis.

– Nous n’avons pas besoin-de ça ! disait le vieillard, haletant. Que sont devenus les Comyn ? Que sommes-nous donc ? Pourquoi nous appeler Comyn alors que nous n’avons plus la fierté de…

Son attention s’égara tandis qu’il regardait autour de lui ces gens assis dans la salle, les Comyn. Il remarqua les nombreux sièges vides, où, une demi-décennie plus tôt, il semblait ne pas y avoir assez de place pour tout le monde, pour tous les hommes valides et énergiques… Quelle tristesse bizarre et indicible quele changement !…

Et pourtant, je vis et je respire. Oui.

L’orateur poursuivit son discours indigné, plus ou moins conforme à la réalité.

–… et la honte incroyable de la profanation de l’une de nos traditions les plus sacrées ! Voyez-vous comme elle la tourne en ridicule ? Beaucoup d’entre nous ont vu les images conservées – que vous appelez vidéos, au diable ces expressions terriennes ! – de ses spectacles. Vous avez vu comme elle se tortille et se contorsionne ! Comme ne le fait aucune femelle normale, mais le diable lui-même, sorti du Septième Enfer de Zandru ! Et pire que tout, elle évolue et on pense : j’ai déjà vu ça quelque part ! C’est que c’est un pas de la danse montagnarde des Alton ! Ou encore…

Régis cligna des yeux. Des images vidéo d’un corps d’une agilité incroyable lui revinrent à l’esprit, fluide comme du vif-argent, parfait, à la pensée de cette Alessandra qu’il avait convoquée sur Ténébreuse. Elle exécutait des danses d’une complexité incroyable, c’était une torche vivante, ultra-moderne, spectaculaire dans ses acrobaties. Le souvenir lointain d’un tonnerre d’applaudissements lui revint, il vit le dôme d’un théâtre d’outre-planète… Et pourtant, dans chacun de ses mouvements, dans le port de la tête et dans la ligne fluide de la main prolongée par la courbe du bras et du torse, dans tout cela il retrouvait Ténébreuse. L’âme douloureuse de la montagne lui parlait, criait, pleurait. Et au plus profond d’elle-même se reflétait le ciel d’un violet profond. Et de la torche de ses cheveux saignait la même lumière que du soleil sanglant…

Oui, ce serait une bonne chose de rencontrer enfin cette femme en chair et en os, elle qui symbolisait maintenant pour Régis ce que Ténébreuse pourrait être, mélange parfait de l’ancien et du moderne, quand le changement qu’il concevait serait accompli.

La voix rauque et familière d’un Ridenow fit revenir Régis à la réalité, et il réprima machinalement un sourire. Lerrys avait pris la parole.

– Assez, mes amis, dit Lerrys, jetant autour de lui un regard empreint d’un dédain amical. Nous avons tous prévu que c’était inévitable. Et je dis bravo à cette Domna Alessandra ! Et pas seulement bravo pour ce qu’elle fait. Je l’admire, dirai-je, parce qu’elle montre le meilleur… oui, le meilleur côté de Ténébreuse au reste de l’Empire ! Et c’est plus que ne peut espérer aucun de vous, vieux chervines !

Lerrys darda un rapide regard vers la loge des Aillard, où se voyait la forme fatiguée et stoïque de Daniella, assise près de son frère Endréas. Endréas, beau visage couronné d’une chevelure flamboyante, était la raison du zèle inhabituel de Lerrys. Et c’était aussi le jumeau d’Alessandra. Cependant, sa sœur, objet de toute cette agitation, se faisait attendre.

Puis Lerrys céda sa place à plusieurs autres Comyn pétris de tradition, qui répétèrent tous la même chose. A l’exception notable, pensa Régis, du deuxième fils Di Asturien, Ruyven. Contrairement aux vieillards délirants, il était calme et composé, déjà respecté de beaucoup, solide comme un roc immuable, et il prononça des mots d’une ironie tranquille qui, d’une façon ou d’une autre, touchèrent les âmes.

– Que dire, mes amis, à une jeune femme devenue une étrangère ? Qui est partie et revenue, et qui n’est plus des nôtres ? Pour moi, c’est simple. Si c’était mon enfant qui revenait, je lui dirais : « Qui es-tu, fils ou fille de ma chair ? Si tu peux encore me dire qui tu es, en un langage que je comprenne, en une langue de mon sang, alors j’accepte ton retour. Sinon, va-t’en, étrangère qui n’est plus de ma semence ! » Et nous devons dire la même chose à cette femme, à cette Alessandra qui aspire à porter le nom d’Aillard : « Qui es-tu, toi qui fus autrefois fille de Comyn ? Dis-le-nous, que nous puissions comprendre. Sinon, tu n’as aucun droit. Fais-toi comprendre au sang comyn qui est en chacun de nous. » Et c’est tout ce que nous devons lui permettre.

– Assez, seigneur Régis ! J’exige que tu mettes un terme à ces discours ! l’interrompit une forte voix de femme.

Et le silence se fit.

Tout le monde regarda Daniella, qui s’était tue jusque-là et qui maintenant était debout pour prendre la parole. Ruyven la salua respectueusement de la tête, lui laissant la place et réprimant sa colère.

Daniella, Comynara lasse mais fière, Dame Aillard, était debout devant l’assemblée.

– Seigneur Régis, seigneurs Comyn, je vous ai tous écoutés, depuis une éternité, me semble-t-il. Il est une chose que vous paraissez oublier, malgré toutes vos belles paroles. Je suis une Aillard. Ma sœur est une Aillard. En cette affaire, c’est à moi qu’appartient le dernier mot. Avec tout le respect que je te dois, seigneur Régis, même un Hastur ne peut pas s’opposer à moi. Je suis fière d’Alessandra, ma sœur de sang, et je la soutiendrai toujours. Et vous, seigneurs, vous feriez bien de réaliser qu’Alessandra nous fait honneur.

Elle fit une pause puis ajouta :

– Je la nomme mon héritière présomptive.

Des protestations parcoururent l’assistance, que Gabriel Lanart-Alton fit taire. Puis, comme à point nommé, Alessandra fit son entrée.

Médusés, tous les Comyn virent paraître une femme décemment vêtue en dame de grande lignée. Comme elle était petite et délicate réalisa Régis, la voyant pour la première fois en chair et en os. Respectueuse à souhait de l’étiquette de l’assemblée, elle alla se placer près de sa sœur. D’une voix claire au volume inattendu, elle répéta les paroles du serment, et elle les regarda tous bien en face, sans ciller. Immobile et d’une grâce hautaine, il sembla un instant que c’était déjà elle qui gouvernait, qu’elle était Dame Aillard, bien que sa sœur aînée fût près d’elle.

A quoi pense-t-elle en ce moment ?… se demanda Régis. Quand elle eut fini de prononcer le serment et que Gabriel eut clos la séance, Régis reconnut officiellement la nouvelle héritière d’Aillard. Il lui parla courtoisement, mais il pensait à ce qu’il avait vraiment envie de lui dire, à ce qu’il lui dirait bientôt en particulier, à elle qui était maintenant pour lui un symbole, celui d’une nouvelle Ténébreuse.

 

S’il est vrai que tout change, il est pourtant une chose qui ne change par sur Ténébreuse, et c’est la fête du solstice d’été. Comme des centaines de lucioles, des lumières brillaient au loin aux nombreuses fenêtres du château Comyn.

Le regard d’acier de Ruyven Di Asturien ne s’adoucit qu’un instant, quand il vit Endréas Aillard, hagard, le dépasser avec lassitude dans un couloir du château. Il se surprit à sursauter intérieurement à la vue du frère jumeau de la femme qu’il en était venu à haïr, celle qui avait voyagé dans les étoiles. Quelle ressemblance !… il la reverrait chaque fois qu’il croiserait Endréas. Comme toujours, Ruyven fut courtois, d’une politesse sans défaut, mais, intérieurement, il bouillait de colère. Comme toujours, il pensa : Elle les a tous mis de son côté. Ils en font tous partie, maintenant, du changement fondamental qu’Hastur désire. Ils se ruent tête la première, en aveugles, vers un avenir sans passé. Sans la véritable Ténébreuse.

– Je te souhaite une bonne fête, Dom Ruyven, dit Endréas en passant.

Il avait le regard morne (contrairement à sa sœur, qui a toujours le regard vif – encore cette pensée importune).

– Et à toi de même, répondit Ruyven, avec un petit salut de la tête et toujours du même ton indifférent – celui qu’il employait avec elle. Il me tarde de te voir danser ce soir. C’est un honneur que d’interpréter la danse des Epées.

Ils se séparèrent sur ces paroles. Et Ruyven pensa : Quelle ironie ! Ils vont danser tous les deux ce soir. Et pourtant, je ne pense qu’à elle. A la façon dont elle va encore les ensorceler tousImbéciles d’aveugles.

Plus tôt dans la journée, Régis Hastur avait personnellement demandé à Alessandra d’interpréter la première danse de la soirée. Ce devait être sa première apparition publique sur Ténébreuse, et tout le monde savait que c’était l’occasion pour elle non seulement de se racheter totalement, mais encore de se rendre populaire dans le milieu qui importait le plus, celui des Comyn. En un sens, cette fête serait pour elle une vitrine. Ce que Ruyven ne savait pas, c’est que, contrairement à la tradition, il y aurait des correspondants terriens par autorisation exceptionnelle, et que sa danse serait enregistrée. Hastur voulait affirmer ses idées.

 

La salle de bal était bondée. Partout, comme dans une brume, se dessinaient des visages familiers. Régis se tenait à l’écart, un verre de vin à la main, l’air un peu las comme toujours.

Le vieux Nicholas, père de Daniella et d’Alessandra, était lui aussi revenu sur Ténébreuse, ayant pris la première navette après sa fille. Certains pensaient que c’était un vieux fou, mais Régis voyait en lui un vieil enfant plein de bonté. Visage honnête sous ses cheveux blancs, Nicholas parlait avec d’anciennes connaissances.

Quelques pas plus loin, près des Ridenow – le rire rauque de Lerrys s’entendait à une lieue à la ronde –, se tenaient plusieurs femmes Di Asturien. Domna Mariel reposait sa lourde carcasse tout en sirotant un jus de fruit, ses enfants et petits-enfants regroupés autour d’elle : la jolie Lorinda en bouton, treize ans ; Graciella, plus âgée, qui avait déjà une nichée de trois enfants, tous aussi robustes que leur mère. Evan-Domenic, le chef de famille, était debout un peu plus loin, avec son second fils Ruyven. Le fils aîné, Geremy, n’était pas là, et le plus jeune, Keenan, âgé de quinze ans, faisait sa première année dans les Cadets.

Comme le temps passe ! se dit Régis. Et de nouveau, comme cela lui arrivait de plus en plus souvent, il se mit à voir des images-souvenirs mêlées à celles de la réalité. Au lieu d’Evan-Domenic, il vit le vieux Domenic Di Asturien lui-même, tel qu’il était des années plus tôt, dans les Cadets : la tradition personnifiée.

Son cœur s’arrêta un instant quand il crut voir dans la foule son ami Danilo, un Danilo plus jeune et innocent comme il l’était alors, et non l’écuyer fidèle et vieillissant qu’il était aujourd’hui. Mais non, Danilo n’assistait pas à cette fête.

Puis, étaient-ce bien ces yeux d’aigle, perçants et inoubliables, qui rencontraient les siens ? Le beau visage basané encadré de boucles noires, les lèvres cruelles ? Non ! Pourquoi fallait-il qu’il pense à Dyan Ardais, et justement en ce moment ? Ce n’était que le jeune Di Asturien, avec son air toujours rébarbatif. Pas Dyan, mort depuis longtemps…

D’autres ombres sorties du passé papillonnèrent devant ses yeux, et Régis, pris d’un léger étourdissement, posa son verre. Bientôt, les lumières de la salle s’assourdirent, la première danse allait commencer. Des murmures parcoururent l’assistance : l’excitation que provoquait la chose à demi défendue. Enfin, ils allaient voir cette femme et sa danse de leurs propres yeux.

Un projecteur tomba sur une forme blanche. Tous retinrent leur souffle – elle allait interpréter la danse de la Vierge, la plus complexe des anciennes danses de femmes, si profondément enracinée dans le passé et la tradition que personne ne s’était risqué à la danser depuis des années.

Des musiciens invisibles attaquèrent les premières notes.

Alessandra était prostrée par terre, enveloppée d’une robe blanche de pénitente, ses cheveux dénoués flottant autour d’elle. Elle respirait à peine. Au rythme de la musique, lentement, doucement, comme une fleur qui s’ouvre, elle se leva. Les plis de l’étoffe blanche scintillaient autour d’elle, couvrant son torse mais dissimulant à peine ses jambes sous des rubans diaphanes. Ses mouvements alliaient une finesse et une puissance incroyables. Elle se mit à danser les antiques pas, de plus en plus vite. Ses membres fulguraient comme l’éclair, sans perdre ni mesure ni grâce.

Le rythme s’accéléra, et les cornemuses plaintives entrèrent dans la danse, tandis que la Vierge ondulait et bondissait légère comme une plume, implorait de tout son corps – sans émettre un son – Aldones, le seigneur de la Lumière, sans recevoir de réponse.

Curieux, pensa Régis, qu’autant d’angoisse puisse être traduite seulement par le geste, par le mouvement des membres, sans que le visage impassible ne trahisse la moindre émotion.

Dans les derniers instants de la danse, Alessandra, efflorescence laiteuse, devint une fleur blanche au cœur de feu, car, tandis qu’elle tourbillonnait, sa forme ne fut plus que mouvement flou, seuls ses cheveux de flamme marquant le centre de son être pour l’œil incrédule.

Elle termina à genoux, le front sur le sol, les cheveux ruisselant dans son dos. Elle n’entendit pas le tonnerre des applaudissements ; elle était encore la Vierge, comme seule une véritable danseuse pouvait l’être…

Debout à quelques pas, Ruyven gardait le silence. Il n’applaudit pas comme les autres. Une gangue de glace enserrait son cœur, surtout maintenant, car tous ses membres tremblaient, et il savait que si la danse avait duré un instant de plus, il aurait été conquis lui aussi…

Mais cela aurait été tomber sous le charme, reconnaître la fin de Ténébreuse, qu’elle personnifiait. Et cela – jamais !

– Bravo ! cria Lerrys Ridenow. C’est la danse ténébrane la plus réussie que j’aie vue de ma vie !

Et cette fois, bien d’autres se joignirent à lui sans hésitation.

Cependant, Alessandra s’était relevée, hors d’haleine, et rejoignait Hastur au buffet. Ses yeux étincelaient, et elle était encore rouge d’excitation.

– Tu as dépassé toutes mes espérances, damisela, dit Régis en souriant. A dire la vérité, j’avais vu des enregistrements de tes spectacles, mais ça

Il leva les mains d’un air impuissant, riant de plaisir.

– Je ne savais pas qu’un corps humain pouvait faire des choses pareilles.

Alessa rit, d’un rire clair et pétillant, les joues encore roses.

– Vraiment seigneur ! Pourtant, je ne suis pas la première à interpréter cette danse, ne l’oublie pas.

– Pas la première, mais la première néanmoins. Personne n’a jamais dansé cette danse avant toi. Elle t’appartient à toi seule.

La voix tranchante de Ruyven Di Asturien résonna derrière elle, et elle se retourna comme le jeune homme les rejoignait.

– Je te demande pardon, seigneur Hastur, mais je dois t’interrompre.

Ses yeux gris rencontrèrent ceux de Régis qui sourit.

Il aimait bien la franchise et l’honnêteté de Ruyven, même s’il était dans « l’autre camp ».

– Venant de toi, je prends cela comme un compliment, dit Alessa, le regardant carrément dans les yeux.

De nouveau, il vit en elle ce quelque chose de différent, le poli terrien superposé par moments à ses bonnes manières ténébranes. Involontairement, il s’assombrit une fois de plus.

Cela n’échappa pas à Alessa. Il vit alors dans ses yeux verts ce qu’il interpréta comme de l’insolence toute pure, tandis qu’elle continuait à l’observer – si polie, si fragile, et pourtant éclatante de puissance. Cela avait existé entre eux depuis le premier instant – cette tension. En présence l’un de l’autre, ils marchaient sur le fil de l’épée, semblait-il, et ils le sentaient, leurs pensées ricochant les unes contre les autres. Tous deux avaient assez de laran pour le savoir.

Le don télépathique plus faible de Régis détecta pourtant cette tension, ce conflit. Heureusement, Lerrys les rejoignit une seconde plus tard, avec un jeune Comyn, presque encore un enfant, fraîchement émoulu des Cadets. Le jeune homme resta bouche bée devant Alessa, presque comme si elle avait été la Bienheureuse Cassilda, et bredouilla gauchement un compliment. Lerrys se mit à bavarder, et Régis poussa un soupir de soulagement. Si seulement Di Asturien cessait de la regarder de cet air furibond…

De la foule émergea alors une autre personne aux cheveux de flamme, le jumeau d’Alessa qui se dirigeait vers eux. Le frère et la sœur avaient à peu près la même taille. De nouveau, Ruyven nota leurs ressemblances et leurs différences.

–… comment as-tu fait pour apprendre les danses ténébranes ? demandait Lerrys. C’est ce que je ne comprends pas. Quel âge avais-tu quand tu es partie ? Et qui te les a enseignées ?

Alessa avait l’habitude de ce genre de questions.

– Crois-moi, Lerrys, les Terriens ne sont pas aussi ignorants que vous le pensez tous des coutumes ténébranes. En fait, il y a beaucoup de documents sur la tradition de Ténébreuse. De plus, l’un de mes professeurs étaient un Ténébran, assez versé dans les rondes et…

– Alessa, il faut que je te parle… Je te demande pardon, seigneur Hastur.

Elle se retourna et vit Endréas, pâle comme un linge. Il les regardait en silence depuis quelques instants, attendant pour prendre la parole. Elle comprit à son expression que c’était urgent.

– Excuse-moi, je te prie, seigneur Régis, dit-elle, puis elle s’éloigna sans lui laisser le temps d’ouvrir la bouche.

Le frère et la sœur se concertèrent à voix basse, puis Alessa pâlit soudain et revint vers le groupe de Régis.

– Qu’y a-t-il, damisela ? s’enquit Régis avec inquiétude, la voyant troublée.

Ruyven aussi attacha sur elle un regard pénétrant.

– Rien, seigneur Régis, absolument rien, se hâta-t-elle de le rassurer, réussissant à maîtriser son trouble, ses yeux verts impénétrables. Je dois aller aider mon frère à se mettre en costume – avec ta permission. Il va maintenant interpréter la danse des Epées.

Ce disant, elle disparut dans la foule avec Endréas. Avant que Régis ait pu protester, Dan Lawton rejoignit son groupe, et la conversation prit un autre tour.

 

Alessandra suivit son frère jusqu’aux appartements Aillard. Elle referma la porte derrière eux.

– Branche les amortisseurs télépathiques, dit-elle.

– Pourquoi, Alessa ? Ne sois pas paranoïaque… commença Endréas.

– Fais-le, c’est tout, dit-elle, irritée. Si quelqu’un entend ce qui va suivre, nimporte qui, tout est fini. En fait, quand tu m’as parlé dans la salle de bal, as-tu réalisé que tout le monde pouvait entendre, percevoir télé…

– Oh, quoi, s’il te plaît ? Qu’Endréas Aillard est trop malade pour danser la danse des Epées et qu’il demande à sa sœur de le remplacer ? Ce serait sacrilège, bien sûr, mais pas mortel. Tu peux bien supporter une légère avanie, non, Alessa ?

Il était pâle, épuisé, mais, comme elle, très sarcastique.

Alessa se hérissa.

– D’abord, je n’ai pas encore accepté ! Comment oses-tu présumer…

– Tu n’as pas encore dit oui, mais ça viendra.

– Ne comprends-tu pas que ce que tu me demandes est honteux ? Ils disent tous que je suis trop terrienne, mais même moi je réalise que ce serait mal. Une femme, interpréter une danse d’homme sur la si traditionnelle Ténébreuse ! Pour montrer l’antique kihar des hommes, pour blesser ces gens si vieux jeu, si fiers, si susceptibles ! Je les plains à la seule idée de leur réaction envers moi, à l’idée de leur orgueil si pathétiquement imbécile – et pourtant qui m’est si cher ! Dans leur intérêt, je ne peux pas faire ça !

– Dans leur intérêt, tu le dois ! Et cesse de te mentir à toi-même, Alessa ! L’orgueil masculin, vraiment ! railla-t-il. Je sais ce que tu en penses ! Il s’agit de ton kihar, de ton orgueil aussi bien que de l’orgueil de tous les hommes, et personne ne viendra te dire le contraire. Tes façons terriennes – elles seules devraient te donner confiance en toi.

Ils pensent tous que cette danse est une danse d’homme. Mais non, c’est une danse d’être humain, une danse ténébrane ! Tu peux la danser aussi bien qu’aucun homme. Ai-je besoin d’en dire plus ?

Elle le considéra dans un silence qui se prolongeait, alors il reprit :

– Par tous les dieux, Alessa, tu sais que je ne te le demanderais pas si je pouvais faire autrement. Mais je suis faible, très faible. Cela m’a pris ce matin. Je ne pourrais pas tenir debout devant l’assistance, même si j’essayais. Et tu sais tous les pas… Tiens, ma sœur, voilà mon costume. Enfile-le. Nous avons toujours la même taille, n’oublie pas. Tiens… attache tes cheveux. Personne ne verra la différence. Et cette danse doit être interprétée, c’est tout ce que j’ai à dire. D’une façon ou d’un autre, pour l’amour du ciel !

– Oui… dit-elle alors, prenant d’une main tremblante le costume qu’il lui tendait. Au moins cette danse. J’ai toujours désiré l’interpréter. Mais juste cette fois. Pour Ténébreuse…

 

De nouveau, les lumières de la salle de bal s’adoucirent. Puis elles s’éteignirent tout à fait. Deux torches apparurent, les flammes tremblotantes, et des gardes s’avancèrent au centre de la salle, portant les épées cérémonielles qu’ils posèrent par terre, croisées. Ils se retirèrent. L’homme qui allait se présenter devait être Endréas, l’un des meilleurs danseurs de Thendara. Telle sœur, tel frère.

Le gémissement lointain des cornemuses se fît entendre, soutenu par le rythme des tambours, musique éveillant une étrange impression qui faisait battre le cœur, et qui n’appartenait qu’à cette danse.

Le danseur, battant la mesure avec les pieds, apparut, en noir et écarlate, les cheveux serrés dans un bandeau – tenue barbare remontant à des temps immémoriaux. Ils ne manquaient jamais d’émouvoir l’assistance, ce rythme, et cette antique fierté montagnarde.

Tous regardaient en silence.

Il y avait quelque chose de sauvage, d’animal, dans l’impeccable précision des mouvements. Pourtant, contrairement à l’interprète précédente, sa sœur, ce danseur avait quelque chose de différent, pensa Régis – car à la grâce et au contrôle s’ajoutaient maintenant la force et la finesse, et une sensualité difficile à définir qui était essentiellement masculine. Elle captivait, attirait…

Le rythme s’accéléra, le danseur tourbillonnait, ayant ramassé les épées d’un mouvement sauvage, comme un féroce homme-chat. L’acier fulgurait, créant l’illusion de courants lumineux courbes dans les mouvements élaborés des lames qui imitaient une antique bataille à la vie à la mort – mais, dans cette danse, l’adversaire, c’était toujours soi-même.

Il est comme Dyan… Dyan qui dansa ainsi il y a si longtemps, une seule fois, et conquit toutes les femmes

Et la vision de Régis se brouillant une fois de plus, il revit le sombre seigneur Ardais aux mouvements fulgurants, plein de violence déchaînée, dans la plus sauvage des danses, tel qu’il avait été autrefois – fier, beau, cruel, et ô combien vivant… Cette soirée ne lui apporterait-elle donc que des souvenirs du passé ? Ou bien ces souvenirs étaient-ils provoqués par un présent qui changeait trop vite ?

Enfin, les tambours et les cymbales se turent, après un dernier coup de tonnerre évoquant une terreur barbare… la forme en noir et écarlate fut, encore un instant, une torche vivante. Puis, comme une statue de pierre, elle s’immobilisa, les épées croisées au-dessus de sa tête. Sauf… que le bandeau enserrant les cheveux se détacha. La longue chevelure rousse de Sharra cascada sur ses épaules, répandant sur l’interprète une honte étemelle.

Alessandra Aillard ne s’immobilisa qu’une seconde, le temps de comprendre, de sentir le bandeau glisser, se dénouer. Puis elle s’évanouit – dans le silence de mort de la grande salle.

 

Ruyven était près d’elle quand elle reprit connaissance, au milieu des cris scandalisés. Il n’avait pas eu besoin que Régis lui dise de s’occuper d’elle.

Alessandra était pâle comme une morte, pâleur encore accentuée par l’éclat de ses cheveux, les coupables, répandus sur ses frêles épaules. Un instant, elle crut voir dans la foule le visage livide et tragique de sa sœur. Même Daniella ne pouvait pas l’aider, maintenant.

– Je dois disparaître, articula Alessa sans émettre un son, levant vers lui ses yeux verts, et Ruyven hocha la tête sans un mot, lui tendant ses deux mains pour l’aider à se relever. La foule agitée s’écarta. Tandis qu’ils sortaient rapidement, ils entendirent des cris derrière eux : « Traînée sans vergogne ! Ce n’est pas une Aillard ! Qui a permis ce scandale ? J’ai cru tout au long que c’était Endréas Aillard… » Mais d’autres voix se mêlaient à ces critiques indignées : « Mais quelle interprétation brillante ! Jamais un homme n’a dansé aussi bien que cette femme jouant le rôle d’un homme ! J’en ai encore le sang en ébullition. Elle a mieux dansé que n’a jamais fait son frère, et il est l’un des meilleurs ! »

Ils étaient dans le couloir quand Ruyven la lâcha, la laissant marcher seule. Mais c’était comme s’il n’était pas là ; elle avançait sans voir, raide, stoïque.

Sans le vouloir, Ruyven se sentit fléchir. Son cœur s’élança vers elle, parce qu’elle était si fière, si solide, alors qu’elle était brisée intérieurement.

– Damisela… commença-t-il, sa voix indifférente sur le point de se briser, je vais t’escorter jusqu’aux appartements Aillard.

– C’est la première fois de ma vie que je m’évanouis. Je ne savais pas ce que c’était… ce désir de quitter la vie, dit-elle d’une voix posée, monocorde.

Elle n’entendit pas sa réponse.

– Viens, il faut quitter ce malheureux costume, Dame Alessa. Te changer et te reposer. Tu as besoin de repos, car ce qui t’attend ne sera pas facile.

– Repos… répéta-t-elle, les lèvres tremblantes.

Aucun muscle de son visage ne bougea, mais, soudain, de grosses larmes se mirent à couler lentement sur ses joues.

Je désirais tellement revenir sur cette planète violette qui est ma patrieToujours, même quand je dansais devant des millions de spectateurs, je ne désirais qu’une chose, y revenir, et danser une seule danse authentique, du seul genre qui accélère mon sang dans mes veines…

Elle leva les yeux vers le regard d’acier de cet homme qui, semblait-il, avait lu dans son esprit. Sauf que le regard avait perdu sa dureté d’acier.

– Tu t’es montrée très insolente, Dame Alessa. Je n’aurais pas fait ce que tu as fait. Jamais.

Elle se hérissa.

– Toi, Dom Ruyven ? Mais tu n’es pas moi ! Et tu ne danses pas…

– Mais la danse n’a rien à voir en cette affaire. Tu es revenue, si sûre que ta double expérience suffirait à modifier Ténébreuse selon ton caprice, tout en restant apparemment ténébrane. Comme notre Hastur, qui pense que seules comptent les apparences.

– Régis Hastur ne pense rien de la sorte. Il sait. Lui seul, de vous tous, voit la réalité, le fait que la seule constante est le changement, et que les Comyn finiront par changer, s’ils ne veulent pas stagner et pourrir, tradition sacrée et tout !

– Oui, dit-il doucement, je vois comme elle est sacrée pour toi.

– Plus que tu ne le crois, fils d’une caste mourante ! s’écria-t-elle, les yeux hagards pour une fois.

Puis, inopinément, elle éclata en sanglots, le corps secoué et plié en deux, ses cheveux flamboyants tombant sur son visage, non cette fois pour lui apporter la honte, mais pour dissimuler la honte des pleurs.

Il se raidit, au bord des larmes sans comprendre pourquoi, et, ne sachant quoi faire, il resta immobile et muet devant elle. Elle continua à pleurer dans cette intimité particulière, puis, peu à peu, ses sanglots cessèrent et elle retrouva son calme.

Ils ne le savaient pas, ils n’avaient pas lu mutuellement dans leurs âmes, mais, en ces instants, ils venaient de pleurer sur le dilemme de Ténébreuse.

– Pardonne-moi, Alessandra, dit Ruyven, bourru. Je vais te bouleverser un peu plus, car tu n’as guère besoin que je te rappelle ce qui vient de se passer. Mais j’ai besoin de savoir. Pourquoi ? Dis-moi sincèrement pourquoi tu as fait ça. Est-ce pour montrer que, même en ce domaine si traditionnel, tu pouvais faire mieux que la tradition ? Car tu as fait mieux, je le reconnais. Mais valait-il la peine de blesser tout le monde juste pour prouver ça ?

– Pourquoi est-ce que tu… t’en soucies ?

– Je veux seulement te comprendre – toi.

Elle leva vers les siens ses yeux rougis par les larmes.

– Eh bien, je vais te le dire, Dom Ruyven…

Elle fit une pause.

– Je ne voulais pas interpréter la danse des Epées. Enfin, théoriquement, j’en avais envie, comme tout artiste qui aime explorer toutes les facettes de son art. Mais je savais exactement ce que ça signifiait. Pourtant, curieusement, quelque chose m’y a contrainte, quelque chose dans les paroles de mon frère Endréas. Il ne pouvait pas danser, car il était malade…

– Est-ce une raison ? Un autre danseur que toi aurait pu le remplacer, un homme, comme il aurait été bienséant de le faire. Ou, au pire, on aurait pu supprimer cette danse – ça s’est déjà vu.

– Non ! l’interrompit-elle vivement. Tu ne comprends pas ce que j’essaye de te dire. L’important, ce n’était pas la danse en elle-même – c’était que je puisse moi-même faire ce qui devait être fait. Je parle de cette tradition qui t’est si chère. Je ne voulais pas la rompre. D’autres peut-être, d’autres auraient supprimé cette danse. Mais je voulais tellement faire quelque chose pour Ténébreuse… Etre, ne serait-ce qu’un instant, plus ténébrane que je ne pourrais jamais l’être dans ma situation de femme Comyn. Car je suis moins que ténébrane aux yeux de tous, malgré mon sang. Je voulais enfin montrer ce que je suis vraiment, montrer que je suis vraiment complète – à la fois Comyn, terrienne, et totalement humaine.

Il la regardait dans les yeux, maintenant réceptif.

– Le jour où tu as prêté serment, j’ai dit au Conseil quelque chose qui prend tout son sens, maintenant que je t’ai entendue. J’ai dit, damisela, qu’un fils ou une fille prodigue doit être capable de parler le langage de ses pères pour être réintégré dans sa famille.

– Et toi, homme des Comyn, comprends-tu le langage que je parle ? murmura-t-elle en le regardant dans les yeux. Je suis la fille prodigue, revenue pour réclamer son héritage… Pas pour gouverner Aillard, mais plutôt, parce que je le dois, pour servir. Je suis revenue, apportant avec moi un nouvel héritage à joindre à l’ancien. Et c’est avec ce nouvel héritage, ajouté à l’ancien, que je te parle. Alors, peux-tu comprendre ?

 

Passé minuit, Régis Hastur s’étonna de voir Alessandra Aillard, héritière présomptive du domaine, revenir dans la salle de bal. Décemment vêtue d’une robe de femme, elle était exquise avec ses cheveux parfaitement coiffés, ses yeux verts qui brillaient comme du métal, calme et hautaine comme si rien ne s’était passé. Et pourtant, il remarqua quelque chose de nouveau dans son regard.

Plus étonnant encore, les Comyn qui la virent rentrer ne se répandirent pas en protestations comme Régis en prenait l’habitude. Y avait-il un nouveau sentiment dans l’air ? Se pouvait-il que les Comyn sachent pardonner, ou soient en train d’apprendre à pardonner ?

Naturellement, certains, n’en croyant pas leurs yeux, murmurèrent en la montrant du doigt. Se demandant jusqu’où irait son impudence. Mais d’autres la regardèrent avec estime.

Régis, intérieurement bien disposé à son égard, devait lui manifester quelque sévérité, au moins pour la forme. Il s’approcha et la questionna avec bonté. Dan Lawton le suivit de près. Le légat mourait d’envie de savoir ce que cachait cette « comédie », comme il disait à part lui. Etait-ce un acte politique ?

Il y avait plusieurs observateurs discrets dans la salle de bal. Si toutefois l’on peut qualifier de « discrète » toute une équipe de reporters. Mais leur matériel vidéo était bien dissimulé. Ils avaient enregistré les deux danses, et préparaient déjà les enregistrements pour une diffusion intergalactique.

Dans l’ensemble, les Comyn notèrent comment Régis réagissait, comment il acceptait la présence d’Alessandra malgré ce qui s’était passé. Mais ce qui stupéfia vraiment tout le monde, ce fut de voir le second fils Di Asturien, connu pour son respect de la tradition, s’approcher de cette parvenue Aillard-terrienne et danser deux fois avec elle.

Danser nonchalamment, après tout ça !

Mais Alessandra était loin d’être nonchalante. Le bras de Ruyven enserrant sa taille, et sa tête brune et bouclée penchée vers la sienne, Alessandra se sentit rougir, car elle lisait ses pensées. Et ces pensées la réchauffèrent et accélérèrent le flux du sang dans ses veines : pour une fois, elles n’étaient pas masquées.

Car, lorsqu’il entendit finalement la voie véritable de la fille prodigue, Ruyven Di Asturien découvrit qu’ils parlaient la même langue, parce que c’était celle qui vit toujours au cœur de tout Ténébran. Ancien ou moderne, peu importait. Pas plus que la stagnation ou le changement. Tous deux coexistaient et continueraient à coexister sur la planète paradoxale qu’était Ténébreuse.

C’était simple, n’est-ce pas ? Mais peut-être pas si simple, se dit Régis. Regardant Alessa et Ruyven sur la piste de danse, légers, jeunes, si bien assortis, Régis Hastur pensa soudain que si un Di Asturien l’acceptait, alors, tout Ténébreuse finirait par l’accepter aussi. Ténébreuse accueillerait Alessandra Aillard à bras ouverts, car elle avait parlé le langage du sang…

Maintenant, pensa Régis, si seulement Ténébreuse pouvait comprendre combien tout est relatif… Alors, Ténébreuse elle-même changerait peut-être et serait reprise dans lEmpire, dont elle était, selon certains, la fille prodigue.

Mais, pour le moment, au rythme où allaient les événements, Régis Hastur était préparé à tout. Y compris à une vague de chaleur dans les Heller, ou – en ces rares circonstances ou les souvenirs et les rêves devancent la réalité présente – à l’absence d’une lune dans le ciel de Ténébreuse.

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